Rêve d’Europe

Rêve d’Europe
21 mai 2021 jojo23

– 20 mai 2021 –

Jens Christian Grondahl, L’Europe n’est pas un lieu, Editions Gallimard

Cet ouvrage appartient à la catégorie – denrée aujourd’hui assez rare – du livre ou, plus modestement, du texte d’écrivain qui parle d’Europe. L’OURS, qui a édité récemment un florilège des chroniques de Jean Guéhenno pour Le Figaro sur l’Europe, de 1944 à 1977 (jusqu’à la prise de contrôle de ce quotidien par Robert Hersant) ne pouvait pas ne pas évoquer le dernier ouvrage de Jens Christian Grondahl (1). Nous autres Français, nous avons toujours en tête l’article célèbre de Paul Valéry de 1919 sur « la crise de l’esprit », après la Première guerre mondiale. Ces années-là furent des années d’engagement fort des écrivains pour de multiples causes, mais l’idée européenne y était présente, comme le mettent remarquablement en évidence quelques parutions récentes (2). Plus tard, les écrits de Guéhenno, mais aussi de Denis de Rougemont, de Jules Romain ou de Camus, pour n’en citer que quelques-uns, en ont été aussi des expressions. Et incontestablement, la réflexion de Grondahl prend place parmi ceux-là.

Le Danemark et les tourments de son histoire

Elle s’en distingue cependant, car elle mobilise pour nous, lecteur francophone, toute une littérature, une culture et une histoire danoises pour l’essentiel peu connues, voire ignorées. Le nœud de ces tourments est le rapport fraternel et conflictuel avec la germanité, particulièrement depuis le milieu du XIXè siècle et le (r)éveil des nationalités. La Guerre des Duchés, puis leur perte, sont pour le Danemark une blessure nationale qui marque les consciences jusqu’à aujourd’hui. Grondahl a l’intuition, après d’autres auteurs danois qu’ils citent (Ole Wivel et, plus en amont, Brandes), que « le sentiment national est une condition pour se sentir également européen. L’Europe n’est pas un lieu, mais un grand nombre de lieux ». Notre culture jauressienne nous fait aisément partager cette approche, elle contraint Grondahl à examiner les décennies trente et quarante du XXè siècle au sein des cercles intellectuels et artistiques danois, souvent germanophones et germanophiles, pour certains inquiets de la menace de l’Union soviétique et attristés de la médiocrité de la démocratie parlementaire. Certains d’entre eux, comme ailleurs, basculent dans le soutien au nazisme jusqu’à s’y perdre. D’autres parviennent à s’en extraire, avec plus ou moins de dommages, pour revenir à l’humanité et à leur œuvre. Mais, comme l’écrit Grondahl, tout comme « il serait démagogique de lire un signe avant-coureur d’Auschwitz dans les textes subtils et pénétrants de Heidegger, […] il est impossible de les lire sans tenir compte de l’Histoire », il en est de même pour tous ces auteurs et artistes…

La difficulté d’être européen

Après-guerre, cette germanophilie/germanophonie s’est écroulé au Danemark, y compris comme matière d’enseignement au collège, au profit de la langue anglaise et de la fascination pour la culture anglo-saxonne. L’adhésion à la CEE du Danemark le 1er janvier 1973, en même temps que le Royaume-Uni et l’Irlande mais sans la Norvège, a participé du même esprit. 1989 et la chute du Mur sont l’apogée de cette dynamique positive. Alors que la démocratie libérale semblait avoir gagné -enfin ! – partout en Europe et – semblait-il – pour toujours, plusieurs défis internes et externes sont venus interrompre, voire mettre en cause, l’idée européenne, « cette utopie qui veut que nous sommes des êtres humains avant d’être des Allemands ou des Danois » : explosion de la Yougoslavie et guerres fratricides sur son territoire, crise financière puis économique de 2007/2008, …

La coopération et le projet européens ne sont alors pas parvenus à équilibrer la libéralisation des échanges économiques et financiers comme des mobilités humaines par une sécurité sociale et du travail qui placent les valeurs humaines au-dessus des intérêts économiques. Et au Danemark, c’est bien là un échec du compromis social-démocrate que souligne en creux Grondahl, sans animosité, mais précisément. Et il laisse sur le chemin beaucoup de celles et de ceux qui constituaient le peuple danois syndiqué et social-démocrate, effrayés par une mondialisation dont la construction européenne apparaît comme le vecteur.

Engagement pour une Europe de la diversité humaine

A travers une réflexion approfondie, notamment du clivage entre Camus et Sartre, Grondahl esquisse une éthique de l’engagement et de la responsabilité de l’écrivain face aux défis de son temps. Et comme naguère Denis de Rougemont, il conclut que ce que nous autres, Européens, nous avons en commun, ce sont nos différences. Comme il le rappelle, Europe était une princesse venue d’Asie Mineure, exilée sous la contrainte, mais qui permit, qui était elle-même la rencontre entre plusieurs mondes. C’est cette culture du débat jusqu’au désaccord, de la diversité et dans des lieux multiples qui est l’Europe. Non pas une arrivée dans un lieu unique, mais un chemin, peut-être une fuite.

Ce livre de petite taille mais à la voix singulière résonne longtemps en nous. Il nous contraint à la relecture de nos propres sources. Il nous en fait découvrir beaucoup d’autres. Heureusement, il stimule !

(1) Jean Guéhenno, Je vous écris d’Europe, éditions de l’OURS, Paris 2019, en partenariat avec Les Amis de Jean Guéhenno

(2) Cf. notamment Martina Della Casa (sous la dir. de), André Gide, l’Européen, Classiques Garnier, Paris 2019 (actes du colloque organisé sous ce titre par l’université de Haute-Alsace les 16-18 mars 2016), et Stefan Zweig, L’esprit européen en exil. Essais, discours, entretiens (1933-1942), éditions Bartillat 2020 (édition établie par Jacques Le Rider et Klemens Renoldner)