– 11 décembre 2019 –
On se souvient sans doute de l’ouvrage de Michel Albert qui, après la chute du communisme dans les pays d’Europe centrale et orientale et jusque dans ce qui était encore l’Union soviétique, opposait deux modèles d’économie capitaliste dominants dans le monde pour les années suivantes, le modèle rhénan – qui avait sa préférence – et le modèle néo-américain ou anglo-saxon (1).
Alors que l’on commémore le 30è anniversaire de la chute du mur de Berlin, j’avais ces jours derniers tout cela en tête lorsque je me suis plongé dans la dernière livraison de la revue Commentaire. Elle publie la préface qu’a donnée l’ancien président de la République française Valéry Giscard d’Estaing pour un ouvrage récent de Georges de La Loyère, Alexander Hamilton 1757-1804. Père du dollar, Fondateur des Etats-Unis (Editions Temporis, Paris 2019, 23.50 EUR) (2), où l’ancien président compare deux expériences historiques de caractère fédéral.
Aux Etats-Unis, les biographies d’Alexander Hamilton et les éditions des Federalist Papers ne se comptent plus. Plus récemment, depuis 2015, au même titre que le Roi Lion ou Mamma Mia, le spectacle musical Hamilton est un énorme succès à Broadway, joué sans interruption et connu dans le monde entier (3). Et en France ? Rien !
Mon vieil ami Bernard Voyenne, dans son travail déjà ancien sur l’histoire de l’idée fédéraliste, a bien décrit l’ivresse jacobine qui conduisit à l’anéantissement par la Terreur de la première Révolution française, de nature fédérative, puis à son éradication définitive avec Bonaparte (4). De là sans doute le fait qu’à de rares exceptions et pour de courts moments le fédéralisme, comme corpus théorique et comme principe d’organisation des sociétés humaines, n’ait jamais été véritablement intégré dans la culture politique française. Le mouvement ouvrier et socialiste lui-même, dont une partie des organisations – tant syndicales (toutes les grandes confédérations syndicales) que politiques (le Parti socialiste étant encore il y a peu une fédération nationale de fédérations départementales) – sont construites sur des principes fédéralistes, a occulté de son histoire et de ses réflexions ces éléments originels, via la racine proudhonienne.
Aussi faut-il saluer le travail très utile de Georges de La Loyère qui s’est proposé de présenter à un public français les diverses facettes et l’apport théorique et politique d’Alexander Hamilton, nous aurons l’occasion d’y revenir.
Mais il me semble intéressant aujourd’hui de revenir au texte même de la préface de Valéry Giscard d’Estaing, dans la comparaison qu’il tente – alors qu’il est au soir de sa vie et que la réconciliation franco-allemande (VGE est né à Coblence, en Allemagne) et la construction européenne furent toujours au cœur de son action publique, de celle de son frère Olivier et, avant eux, de leur père Edmond.
Sans réserve, VGE exprime son admiration pour le modèle fédéral américain et ses fondateurs qui, autour de George Washington, organisèrent institutionnellement les Treize Colonies devenues indépendantes autour d’une constitution âprement défendue, illustrée et promue avec talent par ces auteurs dissimulés sous le pseudonyme de Publius, dont le premier d’entre eux était Alexander Hamilton.
Dans le parcours personnel d’Alexander Hamilton, on comprend que Valéry Giscard d’Estaing voit comme un parallélisme avec le sien propre, alors jeune argentier dans le sillage du Général de Gaulle. Comme il l’indique pour Hamilton, « son histoire a un goût d’inachevé si on raisonne en termes de succès électoraux, mais elle traduit la cohérence d’une volonté et d’une action dont les effets demeurent » (5)…
Il développe ainsi ce qui lui semble être l’actualité de la réflexion et de la pensée d’Hamilton dans le domaine économique et monétaire, particulièrement avec la création du dollar US et la mise en place d’une fiscalité uniforme sur le territoire de la jeune fédération. Là encore, le parallélisme des parcours saute aux yeux avec celui qui se considère – non sans raison – comme l’un des pères de la monnaie unique européenne, ECU devenu EURO.
Toute cette réflexion personnelle, pour ne pas dire intime, rend encore plus amer le constat sur l’état de l’Union européenne, décrite par VGE lui-même comme « au bas du cycle ». Il regrette qu’aucun « leader » politique ne puisse ou ne veuille rouvrir avec énergie et quelque chance de succès le débat sur l’avenir de l’Union.
Comme quelques-uns d’entre nous et dont je suis, il considère qu’il y a des convergences possibles entre Etats membres, et particulièrement entre France et Allemagne, notamment pense-t-il dans les domaines de la sécurité et de la défense d’une part, de la fiscalité d’autre part.
Mais, attaché à la recherche de femmes ou d’hommes providentiels, il s’interroge pour savoir comment trouver « un Washington assisté d’un Hamilton pour donner un nouveau départ à Europa » (6).
Je ne partage pas ce dernier point. Nous ne manquons pas d’hommes et de femmes de talent en Europe, mais la question me semble plutôt de savoir quelles sont les forces sociales et politiques susceptibles d’élaborer et de préparer ces étapes nécessaires, de les faire vivre dans le débat public et, le temps venu, de les soutenir et de les porter dans une/des campagnes européennes de mobilisation avec la/le leader qui alors ne manquera pas de s’affirmer ?
Il est intéressant ici de mesurer combien VGE s’est lui-même, pendant ses années d’activités au sommet des affaires françaises et européennes, finalement peu intéressé à celles et ceux qui s’inspiraient alors largement d’Alexander Hamilton – y compris dans leur pratique – pour faire émerger une conscience et une action européennes contemporaines, en constituant et en créant événements, actions et mouvements militants ou d’opinion. Il ne cite aucun d’eux.
J’ai eu l’occasion, il y a quelques mois, d’évoquer sur ce blog le théoricien original et l’homme d’action qu’était Mario Albertini. Mais – à défaut – comment ne pas mentionner une seule fois Altiero Spinelli qui, en « hamiltonien » conséquent, a toujours promu un projet constitutionnel fédéraliste et transeuropéen, dès les années 40, et dans toutes les fonctions qu’il a exercées, y compris comme Commissaire européen puis, au Parlement européen, à la tête d’une commission constitutionnelle dont il avait obtenu la création ? Est-ce un hasard si aujourd’hui à Bruxelles l’un des bâtiments les plus emblématique du Parlement européen porte son nom ?
Cette difficulté à prendre en compte et à s’allier à d’autres acteurs, individuels ou collectifs, qui lui étaient pourtant contemporains, demeure une des grandes limites de Valéry Giscard d’Estaing, et explique sans doute partiellement l’échec de ses entreprises, tant au cours de son septennat que plus tard à la tête de la Convention pour l’Europe qui aboutit au projet de Traité constitutionnel.
Le texte paru dans la revue Commentaire est la préface d’un ouvrage consacré à Hamilton, qui en France – je le redis !- gagnerait à être plus étudié et discuté comme un auteur et praticien majeur. Valéry Giscard d’Estaing dans sa préface s’y intéresse surtout parce que cela lui permet de mettre en évidence l’immobilisme présent de l’approfondissement de l’Union européenne et, accessoirement, de sculpter sa propre statue pour l’avenir. Il s’inscrit cependant de façon classique dans une tradition politique et économique libérale. Pour ma part, je me dois de souligner combien, pour être complet et sans amoindrir l’apport théorique et pratique d’Alexander Hamilton et des autres fédéralistes américains de la fin du XVIIIè siècle, le fédéralisme ne peut se réduire à la seule organisation des Etats nationaux ou supranationaux, c’est un corpus théorique beaucoup plus vaste, qui embrasse tous les aspects de la vie humaine et sociale. Très justement, Bernard Voyenne avait consacré le deuxième tome de son Histoire de l’idée fédéraliste à Pierre Joseph Proudhon et le 3è à ce qu’il appelait joliment « Les lignées proudhoniennes » (7).
Le corpus théorique fédéraliste permet aujourd’hui de penser l’ensemble des relations humaines et sociales, de l’échelon local à l’organisation internationale pour construire enfin le projet de paix perpétuelle identifié par Emmanuel Kant mais inlassablement poursuivi depuis par les fédéralistes. Mais il permet aussi de penser, dans une filiation toute proudhonienne les relations économiques, sociales et du travail. Autour d’Alexandre Lipiansky dit Alexandre Marc et du CIFE qu’il avait créé, les tenants du « fédéralisme intégral » ou « global » se sont efforcés d’élaborer des propositions concrètes de « minimum social garanti » ouvert à tous (je pense à Marc Heim notamment) dans une perspective spirituelle relevant du personnalisme.
Alors que changement climatique, migration et urgence environnementale deviennent des thématiques qui hantent désormais nos actualités et partant, tous nos contemporains, un fédéraliste comme Denis de Rougemont s’est efforcé de penser un fédéralisme écologiste dès les années 70 (en particulier avec L’avenir est notre affaire, Editions Stock, Paris 1977).
Valéry Giscard d’Estaing et la revue Commentaire ont raison de tenter de sortir de la pénombre les acteurs et théoriciens américains du fédéralisme (qui sont pourtant bien Fils des Lumières !), mais le corpus théorique fédéraliste est infiniment plus riche et varié, et il est sans doute le seul aujourd’hui à pouvoir répondre de façon globale aux questions et problèmes apparemment insolubles auxquels doit désormais faire face l’humanité toute entière. Il n’est que temps !
(1) Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Editions du Seuil, Paris 1991
(2) Valéry Giscard d’Estaing, « De la Fédération américaine au projet Europa », Commentaire n°167, automne 2019, pp.659-663
(3) j’utilise ici la version brochée de Ron Chernow, Alexander Hamilton, Penguin Books, Londres et New York 2004, qui servit de trame pour la comédie musicale
(4) Bernard Voyenne, Histoire de l’idée fédéraliste, t.1 Les sources, Presses d’Europe, Paris – Nice 1976, pp. 215-255 particulièrement
(5) VGE, op. cit., p.661
(6) VGE, op. cit., p.663
(7) Cf. Bernard Voyenne, Histoire de l’idée fédéraliste, t. II Le fédéralisme de Pierre-Joseph Proudhon, Presse d’Europe, Paris-Nice 1973 et t.III Les lignées proudhoniennes, Paris-Nice 1981