– 17 septembre 2019 –
Le quotidien Le Monde est un grand journal, et comme beaucoup – en France et ailleurs – je le lis avec attention. Pourtant, pas plus que les autres, il n’échappe aux travers de sa profession : un certain suivisme parfois de ce que les autres médias et journaux en France et dans le reste du monde portent en Une, un goût pour le scoop qui permet de gonfler un peu les ventes, particulièrement en ces périodes difficiles pour la presse écrite, une incapacité à mesurer l’impact d’un article plus ou moins polémique ou vengeur, ce qui conduit parfois – pour un bon mot ou la facilité d’une perfidie acide –à salir durablement une personnalité, un mouvement, voire une cause. Les socialistes ne peuvent pas ne pas se souvenir ainsi « d’un scandale à Panama » en 1991 sous la plume d’Edwy Plenel qui les salissait collectivement et durablement, alors que cet article ne produisait pour preuves que des faux grossiers. Hormis cette faute grave et inoubliable, il faut reconnaître à ce grand quotidien une certaine mesure – ce que souvent d’autres organes de presse n’observent pas – ce qui lui permet d’éviter les débordements excessifs.
C’est avec tout cela en tête que j’ai découvert dans l’édition du Monde datée du vendredi 13 septembre 2019 l’interview en page 2 de l’ancien président brésilien Lula, aujourd’hui en détention. L’entretien est émouvant pour qui a déjà rencontré ce syndicaliste devenu président pour deux mandats successifs d’une des grandes puissances mondiales émergentes, et doté d’un charisme incontestable.
Lula répond calmement aux critiques sur les politiques menées sous ses deux mandats et ceux de Dilma Rousseff, et très justement il rappelle fermement ce qui a été réalisé durant cette période par les équipes que Dilma et lui-même ont mis en place, et le rôle éminent de cet outil extraordinaire mis au point par les travailleurs et les organisations civiques et syndicales brésiliennes qu’est le PT. L’envoyé spécial du quotidien qui interroge Lula s’égare cependant (et il égare aussi les lecteurs) sur l’idée d’un éventuel changement de nom du PT comme « solution » au rejet qu’il croit déceler au sein d’une partie de la population. De quoi s’agit-il ? Et en quoi cela correspond-il aujourd’hui réellement à un débat politique interne au PT ?
L’essentiel n’est sans doute pas là. A travers cet entretien, particulièrement en ce moment alors que le vrai visage de Bolsonaro apparaît enfin aux yeux du monde entier et notamment en France, le quotidien français redonne la parole à Lula alors qu’il a contribué à diffuser l’idée il y a maintenant quelques années qu’il était corrompu. Dans la position qui était alors la mienne, comme secrétaire national du Parti socialiste, je me suis efforcé au cours des dernières années tant au sein du PS qu’à l’extérieur de combattre la réaction politique à l’œuvre au Brésil et de soutenir le PT. Il est heureux, et je le salue, que la rédaction du Monde rende compte aujourd’hui de la sagesse et de la force du propos de Lula. Mais cela ne peut faire oublier que, relayant et donnant crédit aux « révélations » distillées avec finesse aux médias brésiliens puis au reste du monde par plusieurs sources intéressées et notamment par un petit juge prétendument hors du champ politique mais qui est aujourd’hui ministre fédéral en charge de la Justice, le quotidien Le Monde – comme tant d’autres médias sur la surface du globe – a rendu possible un « coup d’Etat institutionnel », qui a permis la destitution de la présidente Dilma Rousseff (démocratiquement élue au suffrage universel direct par les Brésiliens) par une assemblée parlementaire dont la plupart des membres étaient inquiétés par la justice, au nom d’une présentation insincère des comptes publics, et son remplacement pour la fin de son mandat par un président notoirement corrompu. La presse française – et ce quotidien que nous aimons tant ! – s’honoreraient en éclaircissant pour eux-mêmes comme pour l’opinion les raisons pour lesquelles ils ont jugé nécessaire sans plus d’investigations de « hurler avec les loups »…
Au-delà de l’établissement de la vérité sur le processus de délitement politique brésilien qui a abouti à l’élection de Bolsonaro et sur les responsabilités des uns et des autres pour donner crédit et caution à cette opération, nous ne pouvons pas aujourd’hui ne pas nous interroger sur le rôle des médias dans la vie démocratique de tous nos pays, alors qu’ils sont détenus par des intérêts privés actifs et qu’ils représentent des puissances économiques et financières certaines. Les règles déontologiques internes à la profession de journaliste sont essentielles, mais elles ne sont pas suffisantes pour garantir aujourd’hui et plus encore pour demain une vie démocratique sereine et pérenne dans nos pays. Les philosophes des Lumières, particulièrement Montesquieu, ont examiné le jeu d’équilibre nécessaire entre les diverses expressions du pouvoir, et le besoin essentiel de veiller à le stabiliser. Mais c’était bien avant le développement de la presse écrite puis des médias !
Sous nos yeux, ceux-ci connaissent par ailleurs une révolution qui modifie avec la numérisation et la digitalisation tous les supports, avec le rôle grandissant des médias sociaux. Nos systèmes démocratiques sont percutés par cette révolution, et l’équilibre et les alliances changeantes des pouvoirs antérieurs entre eux sont anéantis par l’émergence de nouvelles expressions et de nouveaux lieux de pouvoir.
Comme on le constate à travers l’actualité brésilienne, mais aussi à travers de nombreuses autres affaires – y compris en France, il y a désormais là un sujet pleinement politique dont nous devons tous – comme citoyens – nous saisir.