– 16 novembre 2021 –
Depuis des mois, les citoyennes et citoyens de l’Union européenne sont appelés à débattre, à proposer et à dire ce qu’ils attendent de l’Union européenne, à travers la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Au-delà d’une démarche volontaire des citoyens, cette conférence associe les institutions européennes, les exécutifs et les parlements de tous les Etats membres. Elle rendra ses conclusions entre la fin de cette année et le début 2022, au moment où la République française prendra la Présidence de l’Union européenne pour six mois.
Il faut regretter que ni les grands médias ni non plus les grandes organisations, politiques, syndicales et autres ne se saisissent davantage de cette opportunité pour contribuer elles-mêmes et devant tous au débat collectif.
Mais le vrai débat européen se déroule aujourd’hui ailleurs, et il ne manque pas de surprendre et d’inquiéter les fédéralistes et européistes dont je suis.
I – Inquiétudes pour les valeurs fondatrices
Les premiers mouvements qui, après la Seconde guerre mondiale, ont jeté les bases de ce que sont aujourd’hui les institutions européennes, qu’elles soient dans le périmètre de l’Union européenne ou dans celui du Conseil de l’Europe, l’ont réalisé à partir de valeurs humanistes universelles. Celles qui, à la même époque, par René Cassin et quelques autres, furent formalisées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Aujourd’hui, à l’intérieur même des frontières de l’Union européenne, la liberté de la presse, les universités et les droits politiques sont aménagés et mis en cause depuis plus de dix ans que Viktor Orban et ses affidés font la loi en Hongrie. Aujourd’hui, ce sont les actuelles autorités exécutives polonaises qui mettent en cause la primauté du droit européen sur le droit national, après avoir modifié pour le juguler le pouvoir judiciaire. Avant même le Brexit, les autorités et les forces conservatrices du Royaume-Uni ont mené campagne contre la Cour européenne des droits de l’hommes et le Conseil de l’Europe dont le Royaume-Uni est pourtant l’un des fondateurs.
A bas bruit, après les éclats tonitruants et excessifs des Le Pen et d’Eric Zemmour, la droite conservatrice française emprunte dangereusement cette même voie. Comme le fait judicieusement remarquer l’ancien ministre de François Hollande Pascal Canfin, les trois principaux candidats à la candidature présidentielle de LR (Xavier Bertrand, Valérie Pécresse et Michel Barnier) proposent eux aussi de mettre fin à la primauté du droit européen sur le droit national (1). Compte-tenu du parcours politique (et européen) de Michel Barnier, on ne peut qu’être consterné et atterré par une telle dérive. Concernant les deux autres, on peut considérer qu’ils retrouvent là les accents de feu leur mentor Jacques Chirac qui, en 1979, encouragé par Marie-France Garaud et Pierre Juillet, prétendait avec Michel Debré « défendre les intérêts de la France en Europe ». On pouvait espérer cependant que le courant néo-gaulliste de Jacques Chirac avait fait sa mue avec Juppé, Raffarin et quelques autres, pour entrer enfin dans le siècle présent. Ce retour intellectuellement régressif sur l’Etat national comme horizon indépassable qu’effectue en ce moment la droite conservatrice française, cultivant le fol espoir d’obtenir ainsi les faveurs de la frange de son électorat sensible aux thèses lepénistes ou d’Éric Zemmour, et parallèle à l’évolution des droites ailleurs en Europe, doit être combattu par tous les démocrates, il est gros – comme le disait naguère François Mitterrand du nationalisme – de conflits et de guerres (2).
II – Un monde toujours plus complexe et fragmenté
Les replis nationaux que nous observons au sein de l’UE sont aussi visibles et sensibles partout dans le reste du monde. J’ai déjà eu l’occasion ici, en rendant compte notamment d’un récent opus de Jacques Fath (3), de mettre l’accent sur la course aux armements qui prend de l’ampleur. Cette explosion des dépenses d’armements et de défense prend l’Union européenne à contre-pied. Disposant de peu de compétences communautaires dans le domaine des relations internationales et de la Défense, celle-ci tente cependant peu-à-peu à d’élargir son périmètre, mais sous le contrôle interne sourcilleux de quelques-uns de ses Etats membres, les uns parce qu’ils souhaitent conserver leur propre capacité d’action en ces domaines, les autres parce qu’ils considèrent que cela relève de l’Alliance atlantique. Les Etats-Unis ne sont pas non plus un partenaire neutre. Ils entendent conserver une influence forte, tentés parfois d’exercer une forme de tutelle, tout en veillant à ce que les différents Etats membres de l’UE demeurent un marché captif pour l’industrie américaine.
La France n’est pas non plus sans ambiguïté dans sa démarche européenne, quelle que soit l’orientation de son gouvernement : jalouse de son statut de puissance militaire et diplomatique, la France n’appelle à la solidarité européenne que lorsqu’elle mesure les limites de ses capacités propres, elle n’invoque la « souveraineté européenne » que lorsqu’il devient patent qu’elle n’a plus la possibilité – seule – d’agir ou de finaliser une opération.
Face au monde dangereux et aux équilibres instables, l’Union européenne doit s’affirmer davantage, mais cela suppose de chacun des Etats membres l’acceptation de règles du jeu communes dans les domaines stratégiques et de défense. La Commission européenne et les services communautaires ont produit un document de base sur la « boussole stratégique de l’UE » qui devra être discuté, amendé et complété par les Chefs d’Etat et de gouvernement au cours des prochains mois, avant d’être mis en œuvre concrètement.
III – Penser le développement à l’échelle mondiale
A travers les travaux du GIEC et la médiatisation des COPs, en particulier en France avec les Accords de Paris, la question du changement climatique est progressivement devenue un enjeu dont les citoyens mesurent l’importance. Plus brutalement, la pandémie de Covid-19, son extension rapide à l’échelle du monde, la nécessité de lutter partout dans le monde contre la première souche du virus et ses variants, la nécessité de trouver des moyens médicamenteux ou vaccinaux pour les contrer ont convaincu nos concitoyens de la dimension mondiale du problème et du bien fondé d’une action concertée à cette échelle.
Parallèlement à cette prise de conscience, les Européens ont mesuré simultanément de façon aveuglante leur dépendance industrielle, particulièrement durant la phase pandémique pour la production de médicaments.
Enfin, dans un monde où les migrations, volontaires ou subies, sont pour des millions de personnes une réalité – hélas ! – quotidienne, les Européens sont partagés entre le sentiment – erroné – d’être assiégés et la culpabilité de ne pas être à la hauteur de leur devoir d’humanité.
Tout cela crée un climat positif pour une action forte et déterminée de l’Union européenne sur la scène internationale en faveur d’une politique multilatérale de développement de l’humanité.
IV – Construire l’espoir
Mis bout à bout, ces différents éléments doivent nous inciter à affirmer plus fortement la nécessité d’un renforcement et un élargissement des compétences de l’Union européenne, et non à renoncer devant l’apparente difficulté. La Conférence sur l’avenir de l’Europe, la présidence française de l’Union européenne et la préparation des élections nationales françaises présidentielles et législatives sont l’occasion de dire haut et fort à nos concitoyens combien l’Union européenne est non seulement et d’ores et déjà le gage de la paix en Europe, mais la condition d’une perspective de développement pacifique pour le monde, dans un monde où les rivalités s’exacerbent dangereusement. Comme seule famille politique structurée à ces différents niveaux d’action, les socialistes, travaillistes et sociaux-démocrates, en France, en Europe et dans le monde sont avec leurs différentes organisations et partis devant leur responsabilité. Ils doivent collectivement et positivement faire la démonstration de leur capacité à répondre à cette tâche.
Le récent rapport La grande transformation sous l’égide des parlementaires européens socialistes et sociaux-démocrates est de ce point de vue un outil essentiel. Il faut aussi, pour s’engager véritablement dans la voie qui permet à l’Union européenne de s’affirmer positivement sur la scène mondiale, un approfondissement institutionnel de l’UE dans une perspective résolument fédérale, avec un renforcement du contrôle démocratique du Parlement européen sur les institutions européennes. Nous devons porter cette exigence démocratique et politique tout au cours du premier semestre de l’année 2022, avec nos candidats, à l’élection présidentielle comme aux élections législatives françaises, en clôture dynamique de la Conférence sur l’avenir de l’Europe et en aiguillon de la Présidence française de l’Union européenne !
(1) Pascal Canfin, « La radicalisation anti-européenne de LR, une nouvelle donne », L’Opinion n°2121, 21 octobre 2021, p.3
(2) François Mitterrand, Discours devant le Parlement européen, Strasbourg 17 janvier 1995
(3) Jacques Fath, Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans « l’ordre » américain, Editions du Croquant, Octobre 2020